La Cuisine est un Art

Lorsque l’on parle d’art, on cite toujours un écrivain, un musicien ou un peintre dont la mission est de créer un univers illusoire, un paradis artificiel pour nous consoler d’une réalité qui serait absurde. La mission d’un cuisinier est tout autre : en créant un univers qui n’a rien d’illusoire, un paradis qui n’a rien d’artificiel, il nous rapproche d’un Dieu dont je ne sais si tel ou tel chef y croit mais dont je suis certain qu’ils ne le rejettent pas. Et si un grand repas c’est du rêve, de l’illusion et des idées, c’est aussi l’univers des choses les plus simples auxquelles le génie du chef ajoute celui des choses invisibles. Certains cuisiniers nous donnent accès à cette réalité, ils nous la font percevoir dans son évidence concrète parce qu’ils sont, tout simplement des artistes.

Bernard Carrère.


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05 août 2013

De la houle au menu

Lucien est un chef heureux. Sa joie de vivre est communicative et se lit sur son visage. A chaque repas, il est sûr d'avoir une vingtaine de couverts à servir. Sa cuisine est grande et fonctionnelle, et il a même la chance, depuis son poste de travail, de voir l'océan à travers deux petites fenêtres. « J'aime mon travail. Avec Claude, on forme une super équipe : moi je prépare les repas et lui s'occupe du service. On s'entend bien. C'est important parce que les conditions sont difficiles certains jours. » Claude, c'est le maître d'hôtel. Un homme heureux lui aussi, le sourire collé aux lèvres et la mine réjouie. Lucien et Claude ne viennent pas du même pays, ils n'ont pas le même âge et pourtant ils travaillent pendant cinq mois côte à côte pour satisfaire le palais et l'estomac d'une dizaine de matelots et presque autant d'officiers. Car sur un bateau, quand vous êtes en pleine mer, la bonne ambiance et le bonheur de l'équipage passent par l'assiette. Le repas est à la fois, pour les hommes un moment de repos et de ravitaillement dans une journée de dur labeur physique ; et pour les officiers un temps de décompression, et de plaisir au milieu de longues heures de stress et de vigilance. « Ce n'est pas facile de contenter tout le monde. En plus nous ne venons pas tous du même pays et les habitudes culinaires sont très différentes ; il y a des français, des africains, des roumains, des belges… » précise Lucien, né en Côte d'Ivoire, « J'étais cuisinier dans un hôtel à Abidjan et ensuite j'ai pu entrer dans la Compagnie ». 

Depuis 2006, il traverse les mers et les océans derrière ses fourneaux avec toujours le même objectif : donner du plaisir par l'assiette à ses collègues. Le ravitaillement des chambres froides se fait tous les mois et toutes les deux semaines lors des escales pour les fruits et les légumes. « Je cuisine des plats simples, goûteux et consistants, car lorsque les gars sont depuis six heures du matin sur le pont ou dans la cale à faire des efforts physiques intenses, ils ont besoin de reprendre des forces. » Dans la cuisine d'un bateau (de marine marchande en l'occurrence  certains plats sont à proscrire : les petits pois par exemple qui suivent la houle ou le roulis dans l'assiette, peuvent faire perdre patience et gâcher ce moment privilégié ; les fritures aussi car en cas de gros temps, un récipient d'huile bouillante peut se renverser et provoquer des dégâts importants. Le gros temps, le véritable cauchemar du cuisinier. « Quelquefois on peut avoir des creux de quinze mètres, et là pour cuisiner, il faut s'accrocher. » La cuisine est adaptée à ces conditions mais l'exercice reste périlleux quand il s'agit de servir. Claude a même vu des matelots manger debout, les jambes très écartées pour tenter de rester stables parce qu'assis, c'était impossible. La mer n'est pas un allié dans la pratique quotidienne de la cuisine. « Certaines nuits, personne ne dort sur le bateau tellement ça bouge. On est tous allongés sur le sol pour ne pas tomber des couchettes et on attend le petit matin pour se lever et démarrer la journée. Avec la fatigue, les tensions dans l'équipage sont plus grandes et j'ai pour mission de calmer les agacements en leur préparant de bons petits plats. » Quel beau métier que celui qui, en plus de nourrir ses semblables, de leur apporter un plaisir gustatif, participe à maintenir au quotidien, et dans la durée, une ambiance propice à la sérénité dans des conditions difficiles, voire dangereuses !

Les journées commencent très tôt sur un bateau. Claude se tient prêt un peu avant six heures, « Certains matelots sont sur le pont aux aurores, alors je leur prépare le café et quelques tartines pour affronter la fraicheur matinale. » Une vie qui leur permet de voyager et de découvrir de nouveaux pays, même si les escales sont courtes et ne les autorisent que très rarement à poser le pied sur la terre ferme durant les cinq mois de leur service. « Entre deux missions, on rentre au pays retrouver nos familles. » Ensuite ils repartent sur les flots affronter houle et tempêtes. Le duo Lucien et Claude sera peut-être re-formé pour servir un autre équipage. En attendant, ils ont profité de ces quelques jours de halte dans le port de Bayonne pour  se détendre et visiter la ville pendant les fêtes de fin d'année (NDLR : ce reportage, en hommage aux hommes de la mer, a été effectué quelques jours avant Noël).


Un immense merci à Lucien, à Claude, au Commandant du bateau, et à toutes les personnes qui ont autorisé La Gazette Gourmande à réaliser cet article.