La Cuisine est un Art

Lorsque l’on parle d’art, on cite toujours un écrivain, un musicien ou un peintre dont la mission est de créer un univers illusoire, un paradis artificiel pour nous consoler d’une réalité qui serait absurde. La mission d’un cuisinier est tout autre : en créant un univers qui n’a rien d’illusoire, un paradis qui n’a rien d’artificiel, il nous rapproche d’un Dieu dont je ne sais si tel ou tel chef y croit mais dont je suis certain qu’ils ne le rejettent pas. Et si un grand repas c’est du rêve, de l’illusion et des idées, c’est aussi l’univers des choses les plus simples auxquelles le génie du chef ajoute celui des choses invisibles. Certains cuisiniers nous donnent accès à cette réalité, ils nous la font percevoir dans son évidence concrète parce qu’ils sont, tout simplement des artistes.

Bernard Carrère.


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12 avril 2012

L'Armagnac : une terre, du cuivre, du bois et un verre.


En nommant l'Armagnac, écrit Joseph de Pesquidoux, « je ne veux point parler du pays constitué au Xe siècle au profit d’un comte d’Armagnac, sis aujourd’hui, partie dans le département des Landes et partie dans le département du Gers, petite patrie d’aspect mobile et expressif comme un visage humain, traversée de lignes de collines parallèles, rayées de cours d’eau, couverte de vignes et de chênes premiers nés du sol, aux feuilles également opulentes dont la couleur sombre, sous le ciel étincelant, a fait donner son nom à la terre : l’Armagnac ». 
Il ne faisait pas non plus allusion aux compagnons de Jeanne d’Arc ou de Gaston Phæbus, quittant le soc pour le glaive, puis la rapière ou la pique, alerte tout autant que malicieux, « bretteurs et menteurs sans vergogne » comme le proclame Cyrano, aimant « les rasades, le jeu, les chevaux et les femmes » ainsi que le chante Musset. Non ! 
Je veux parler de l’eau-de-vie nommée par l’homme du nom de sa terre dont elle est le produit insigne, l’essence et l’âme végétale. Eau-de-vie, beau terme qui indique le réveil que ces gouttes de feu suscitent dans l’être réjoui. Car la vraie, la pure eau-de-vie n’est point un poison mais un stimulant et un cordial. Reconnu pour ses vertus revivifiantes, l'Armagnac servit de médicament dès le XIVe siècle pour « réchauffer le sang » et traiter les morsures venimeuses. Le siècle suivant ajouta à ce renom curatif, celui de liqueur nouvelle au dosage unique, assez alcoolique pour rester ardente et suffisamment sucrée pour devenir veloutée sans ajout de la moindre plante pour la tonifier ou la parfumer. 
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les fûts emplis d'Armagnac arrivaient par l'Adour au port de Bayonne, d'où ils partaient par la mer vers l'étranger sans que les flots n'en altèrent l'exquise essence ni la limpidité.

La distillation
Au temps jadis, c'était l'hiver que se faisait la distillation. C'est de maison en maison, de seuil en seuil, devant les portes avec de petits alambics portatifs, venus à dos d’animal ou d’homme que le bouilleur de crus installait sur un trépied entre la barrique en perce et le tonnelet à emplir. Un long tuyau menait l’eau-de-vie de l’appareil à l’entonnoir.
Une claire flamme montait sous le trépied, alimenté de bois par le bouilleur, le brûleur, tandis que les petits enfants plantés devant la mystérieuse chaudière, regardaient tour à tour jaillir les étincelles et couler la liqueur tout en écoutant la chanson étouffée du vin qui bouillait. Plus tard, ce sont des alambics ambulants qui brûlèrent les vins. Ils arrivaient sur de hautes charrettes à deux ou quatre roues. Installés sous des hangars, à l’abri du vent, ils engouffraient du vin comme des abîmes. Il leur fallait trente heures pour brûler une pièce d’eau-de-vie de 400 litres. Avec le progrès et les lois scélérates qui l'accompagnent, les bouilleurs de crus ont peu à peu disparus et seuls les domaines possèdent désormais leurs alambics. Maçonnés dans un coin de chai, énorme, avec leurs plaques de cuivre patinées, reluisantes d’ors clairs et leurs flancs dodus, ils élaborent lentement le grand œuvre grâce à l'invisible travail que la flamme opère jour et nuit sur le vin.
L’alambic n’est pas tout. La flamme est l’âme de la distillation. Trop active, elle donne ce que l’on nomme : le coup de feu. L’eau-de-vie qui l’a reçue reste âpre, dure et corrosive. Languissante, elle la fait sans consistance ni force. Mais la qualité du feu vient de celle du bois. On ne distille qu’au bois. Il le faut très sec, non résineux, sans fumée, de fibres lâches, susceptible d’être dévoré tout entier, abandonnant le moins de cendres possible.
Quant au sol où pousse la vigne, son choix est restreint. Un terrain maigre, graveleux où se rencontrent tant de cailloux ferrugineux, passe pour le type de sol à vigne. C'est le cas du terrebouc. Là, dans ce sol que certains qualifient d'avare, le cep forcé de pénétrer au plus profond pour vivre, s’abreuve d’un suc puissant, d’une sève chaude, qui lui arrive sous les grands coups de chaleur par pulsations brûlantes. Les différences entre les sols dont sont issus les vins produisant l'Armagnac sont toutefois assez marquées pour influer sur la qualité. L’Armagnac - le pays, cette fois - se subdivise, en trois régions : le Bas-Armagnac à couche arable sablonneuse et sous-sol marneux, la Ténarèze à couche arable argileuse et sous-sol marneux et le Haut-Armagnac où le calcaire domine.
Nous ne serions pas complet sans parler de l'homme ! Ici, comme partout, il est l’indispensable agent pour exploiter la nature. Du temps des bouilleurs de crus, les brûleurs apparaissaient dès l'automne avec leurs appareils, ralliant les chais où on les avait retenus. Comme des soldats, buvant et mangeant sur place, ils ne se mêlaient pas à la vie ambiante. Si cette profession d'itinérants a aujourd'hui disparue, elle existe encore et toujours dans les domaines où 100 litres de vin à 10 degrés continuent à donner 20 litres d’eau-de-vie à 50 degrés, alors impropre à la consommation. Il faut désormais qu’elle se tasse, se fonde et s’amalgame en elle-même, dans des fûts de chêne choisi. En sa qualité d’essence, d’âme végétale, elle ne souffre que le cœur du bois le plus serré et le plus sain, et mieux encore, que le cœur du chêne noir de notre pays de France. Tout autre bois l’altère. Aussi le proscrit-on. Le tonnelier ici, exerce un sacerdoce. Habile à discerner le fil du bois, sa pureté et son grain, il s’attache encore à sa sonorité et surtout à son odeur. Nos chênes fendus ont leur odeur propre. Ils sentent la glèbe humide et la bête maraudeuse, une sorte de relent fauve, dont l’eau-de-vie, après quatre ou cinq ans de fût, garde à jamais un fin parfum sauvage. Comme si ce chêne et ce cep, poussés côte à côte sur le même sol, nourris de la même sève, étaient de tout temps destinés l’un à élaborer et l’autre à recueillir cet élixir. C’est le mystère de l’universelle concordance, celui qui fait dire à un centenaire du siècle dernier qui savourait chaque jour son petit verre d'Armagnac : « C’est le lait des vieillards ».

La dégustation
L'armagnac est une liqueur subtile qui réserve ses joies à tous nos sens : la teinte satisfait la vue, le fin bouquet exige un odorat éduqué, le velouté ou la force offrent au goût matière à s’exercer.
- De blanc cristal ou légèrement ambré, d’odeur chaude encore du feu de l’alambic, c’est une eau-de-vie jeune de 1 à 2 ans, où se distingue en puissance le bouquet du pruneau qui chauffe intensément le palais. Versez-la dans la dernière gorgée de café et votre tasse chaude en sera toute transformée.
- De teinte blond doré, d'odeur de sève vive où le pruneau se décèle, c’est un Bas-Armagnac rassis âgé de 5 à 10 ans. Déposez-en à froid une goutte sur la langue, son feu a fait place à un velouté vif. Dans un verre ballon, chauffez le entre vos mais. Légèrement tiédis, les parfums éclosent. Buvez le à petites gorgées : il est dans sa splendeur virile.
- Prenez enfin cette bouteille au verre sombre, versez-en la liqueur d’or où semble se refléter la teinte fauve brûlée de l’écorce des pins de la Grande Lande toute proche : aspirez à froid, elle garde son secret. Goûtez-la, elle semble douce. Prenez le verre, chauffez-le lentement, alors ô merveille, sortant de la léthargie où plus de
20 ans de barrique l’ont plongée, la liqueur se livre. La moindre gorgée lentement roulée entre langue et palais vous offre tout ce que cet ancêtre vénérable a su concentrer au cours des 20, 30, 50 années et plus, pendant lesquelles le vigneron l’a conservée.

Merci à Pascale Bégards et Colette Remazeilles pour les photos et à François Coulinet et Frédéric Blondeau pour leurs explications.

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